Trente mille ans avant
Jésus-Christ, au paléolithique, les hommes,
pour communiquer, avaient recours à des graphismes
rythmés qui nétaient pas sémantiques.
Était donné là tout ce quon stigmatise
sous le nom dabstraction. Il est singulier davoir
à relever -- comme na pas manqué de le
faire lanthropologue André Leroi-Gourhan -- que
le graphisme le plus primitif connu ne débute pas,
comme on aurait pu sy attendre, par une représentation
approximative et naïve du réel mais par labstrait.
Serions-nous davantage de plain-pied avec labstrait
? Il faut le croire car lhistoire de lécriture
semble le confirmer. Ainsi, le fait que, tout comme lécriture
cunéiforme, les idéogrammes chinois soient le
produit dune lente maturation de représentations
imagées, conduit à penser quincapable
de sen tenir aux images, lhomme en serait comme
fatalement revenu à manipuler des signes abstraits.
Défendre ce point de vue, cest aller à
lencontre de cette habitude de penser qui veut que nous
procédions tout naturellement du plus simple au plus
compliqué. Mais pourquoi limage devrait-elle
être considérée pour ce quil y a
de plus simple ? Dautant plus quil sagit
de "rythmes", le tracé "abstrait"
ne rend-il pas mieux compte de notre nature profonde ? Est-il
seulement possible de nier quil sidentifie absolument
à ce que nous sommes ?
Avec Typoèmes, jai voulu refermer
la boucle, autrement dit, fort de lapport de près
de 3500 ans décriture alphabétique, jai
cherché à en revenir à une écriture
pictographique. Je ne suis pas le premier qui se soit lancé
dans une telle entreprise. Sans doute incité en cela
par les Chinois que, diplomate en Chine, il côtoyait
quotidiennement, Paul Claudel sest fait sourcier dimages.
"Tout aussi bien que le chinois, dit-il, lécriture
occidentale a, par elle-même, un sens, et un sens dautant
mieux que, tandis que le caractère chinois est immobile,
notre mot marche. Dans le mot écrit lui-même,
on trouve autre chose quune espèce dalgèbre
conventionnelle. Entre les signes graphiques et la chose signifiée,
il y a un rapport".
À en croire les exégètes de
luvre de Claudel, Confucius aurait été
son informateur principal sur cette question. Or, le Sage aurait
édicté qu"une représentation
peut être adéquate sans quon ait cherché
à reproduire lensemble des caractères propres
à lobjet." Elle lest lorsque, de façon
stylisée, elle fait apparaître une attitude estimée
caractéristique ou jugée significative dun certain
type "daction et de rapports". En somme,
le bon procédé fait appel à la réflexion
tant du lecteur que de lécrivain qui, lun comme
lautre, auront à découvrir dabord le principe
qui régit tel ou tel organisme, ensuite les composantes graphiques
qui le figurent concrètement.
Efficace dans le cas de lécriture
chinoise, la méthode ne lest guère quand
on a recours à lalphabet. Confronté à
cette difficulté qui, dans un premier temps a dû
lui apparaître insurmontable, Claudel sen est
tiré par un malicieux subterfuge. Pour lessentiel,
il consiste à renverser les termes de la question posée.
"Nous devenons ce que nous nommons", et il
poursuit en disant en substance, "quil lui suffit
de dessiner les trois lettres m + o + i, pour -- dit-il
en évoquant la lettre m -- se retrouver debout entre
deux parois. Le i est un flambeau allumé, le o est
le miroir quest la conscience, à moins quon
ne préfère y constater un noyau ou cette fenêtre
ouverte par où se communique la lumière intime."
Chemin faisant, Claudel na pu que rencontrer
des obstacles et, pour ne citer que le plus patent dentre
eux, celui-là que les majuscules nintroduisent pas
toujours à la même signification que les minuscules.
Il nen a eu cure. Emporté par sa conviction, il a repoussé
ces écueils dun revers de main. Au reste, dans la conclusion
dIdéogrammes occidentaux, il propose même un
guide. Le français déterminerait toujours plus ou
moins "une représentation symbolique principale".
Ainsi, notre langue confère-t-elle un rôle prépondérant
au centre des mots. Cest le cas avec le o dans le mot noir,
par exemple, autrement dit "lâme ou le soleil
enfermé entre quatre parois" ; dans le mot arbre,
le b "au milieu de l'île typographique, pareil à
un cyprès". Et Claudel de conclure en se demandant
sil est si absurde que cela de croire que "lalphabet
est labrégé et le vestige de tous les actes,
de tous les gestes, de toutes les aptitudes et, par conséquent,
de tous les sentiments de lHumanité au sein de la création
qui lentoure".
En dautres termes, et pour nous résumer
au sujet de Claudel, disons que le poète ne nous fournit
pas la démonstration implacable annoncée. Cependant,
en nous proposant même le contraire, il nous offre bien plus
: le pouvoir de rendre la vie. Parce que, nous dit-il, en usant
des mots qui conviennent, nous révélons que nous en
connaissons les mécanismes graphiques jusque dans leurs intimes
arcanes et nous témoignons quils ne sont pas lettres
mortes.
Après Claudel, il y eut la poésie
visuelle, forme poétique à part entière qui,
apparue en Allemagne dans les années 60 où elle sest
appelée "Konkrete Poesie", a pris le nom de "Visuale
poesia" en Italie et de "Spatialisme" en France.
Sous ces diverses appellations, chaque fois, il sest agi pour
des poètes mais aussi des typographes, des plasticiens et
même des musiciens, de sintroduire entre le visible
et le lisible de telle sorte quon ne sache plus si leurs poèmes
relevaient plus de lart graphique que de la poésie.
Finalement à la faveur des événements de 1968
en Europe, bien quil ait généré une authentique
érotique de lespace, le mouvement de la poésie
visuelle est vite tombé en désuétude. Pourquoi,
dautant plus que cette poésie était loin davoir
donné tout ce dont elle était capable, ne pas my
essayer à mon tour ? Ce que lacrobate fait de son corps,
javais à le faire de mon esprit. Comme lui, au-dessus
du vide, javais à démontrer que le recours à
la mobilité et donc à la maîtrise absolue de
lespace, était aussi en mesure dintroduire à
lémerveillement. Plus encore : avec chacun de mes typoèmes,
ma pirouette accomplie, javais à prouver quen
dépit de la liberté prise davec lécriture
linéaire, jétais bel et bien capable de retomber
dans mes mots.
Dans sa contribution à un ouvrage savant
intitulé Sémantique de la poésie, Todorov
intervient dune manière fracassante dans la question
qui nous occupe laquelle, selon lui, serait vieille de deux
mille ans. Tout à trac, il écrit : "Il
est impensable quune suite graphique ou sonore ressemble
(ou soit contiguë) à un sens". Je prétends
le contraire ! Sans doute, les lettres de notre alphabet se
réfèrent-elles à des sons de sorte que
seul le langage préside à lagencement
de nos mots. Il n'empêche, on est en droit de se demander
si larbitraire seul a présidé à
la configuration graphique de notre langue. Plus ou moins
consciemment, ceux qui lont forgée nont-ils
pas cherché à ce quun lien graphique demeure
entre le signifiant et le référent ? En
dautres termes : pour atteindre à lélaboration
dun "tableau étymologique du monde"
(ambition dIsodore de Séville) ne serait-on
pas bien inspiré de poursuivre ses investigations plus
avant encore et de trouver létymologie graphique
des êtres et des choses ? Cest vrai ; mais comment
procéder ? Jétais sur le point de renoncer
lorsque la marche à suivre sest imposée
à moi. Il fallait mettre la charrue avant les bufs.
Est-ce quen effet le langage lui-même et tout
particulièrement les locutions ne nous incitent pas
à en revenir aux choses ? Disant cela, jévoque
ce paysage que jai pris plaisir à façonner
entièrement avec des chiffres et auquel j'ai donné
cette légende : "Comment nier que mon pays
compte beaucoup ?" Vraiment, par expressions
toutes faites interposées, lécriture nattend-elle
pas une occasion pour en revenir à ses origines ? Tout
au plus concéderais-je que, pour aboutir, il ma
fallu prendre quelques libertés avec la position des
lettres sur la ligne décriture, les espaces généralement
aménagés entre elles et, parfois, les interlignes.
On ne saurait cependant mopposer largument de
la mise en page. Nier que des images peuvent naître
des lettres sous prétexte que leur épanouissement
remet en cause lordonnance des pages serait un non sens.
Ce nest pas parce quil sort de sa chrysalide quun
papillon nen est pas un.
Je nignore pas quun certain mépris
sest toujours manifesté à lencontre
de ces retours à limage. Ainsi, dans louvrage
que je citais -- mais cette fois sous la plume dun certain
François Rigolot -- on peut lire : "La recherche
systématique des images frappantes peut être
une terrible tentation au même degré que le parti
pris pour les inventions graphiques (rébus, puzzles,
calligrammes) et autres fanfreluches visuelles de la marginalité".
Lattitude est pour le moins surprenante qui rejette
dans loubli le Mallarmé du Coup de dés,
les Calligrammes dApollinaire comme ces miracles du
signifié quavec ses agencements kaléïdoscopiques
de mots, Michel Leiris fait surgir de Glossaire, jy
serre mes gloses. Disons quobnubilés quils
sont par la transcription du langage, les linguistes commettent
lerreur qui consiste à oublier de se mettre à
lécoute de lécriture. Pourtant,
elle aussi a beaucoup à nous dire.
Jai beau me vanter, on naura guère
de mal à contrer ma superbe. Allons, me dira-t-on, avouez
quen écrivant vos typoèmes, vous nétiez
pas le maître du propos auquel vous donnez corps et que ce
sont les mots que vous avez utilisés qui vous ont dicté
votre conduite. Jen conviens. Et alors ? Et si, en lui lâchant
la bride, sexprimant enfin comme elle lentendait, lécriture
formulait des vérités quavec les seuls moyens
du bord habituels, moi comme dautres, nous nous étions
jusquici montrés incapables de traduire ? Oui, cest
merveille de voir cette écriture sortir de la torpeur dans
laquelle lentretenait le langage et, après avoir balbutié,
séveiller enfin à la prise en charge du concret.
Alors, par typoésie interposée, on assiste vraiment
à un nouveau matin du signifié. Ainsi, jai relevé
que ceux de mes typoèmes qui mettent en scène la lettre
"v" laquelle permet dévoquer des oiseaux
en vol et, partant, le ciel et aussi l'amour ont une dimension
que les autres nont pas. Quant aux chiffres utilisés
typoétiquement, je gage quon reconnaîtra avec
moi quils vous envoient valdinguer loin, très loin.
Je nen veux pour preuve que ce ° renversé, symbole
mathématique que jai fait figurer ici avec, pour légende,
cette pure constatation : "lunettes pour regarder linfini
dans le blanc des yeux".
Parfois, le typoème sur lequel on travaille
requiert une écriture plus tortueuse. Cest le cas,
par exemple, pour Mozart, écrit de façon à
isoler "za" du mot mort transcrit en lettres grasses,
que jai affublé de cette légende : "Pour
ce qui est de contrer ce comble de la mort quest loubli,
de "a" à "z", il connaît la musique".
Si, en dépit de telles contorsions, je me suis astreint à
rechercher des typoèmes de ce genre, cest parce que
je me suis convaincu que, plus riches que dautres, ils donnaient
accès à lindicible.
Autrement dit : vive lanarchie de lalphabet.
Saussure affirmait que lanagramme introduit toujours à
un sens mais encore quelle est la clé de tout un ésotérisme.
Je me range dautant plus à cette opinion que jai
fini par me convaincre que les formes parlent delles-mêmes.
Sous prétexte quon ne saisit pas aussitôt leurs
dires, prétendre quelles ne recèlent aucune
vérité, cest faire preuve dincapacité
à souvrir sur linconnu. Chaque typoème
produit un sens qui échappe en partie mais dont, pourtant,
on sassure quavec une petite musique en prime, il vous
révèle une vérité implacable. À
titre dexemple, jai choisi au hasard le typoème
: "Tokyo, Kyoto : les feux croisés de la prospérité
japonaise".
Reste le cas du palindrome. On dit quavec
lui, il y a effet de miroir. On ne saurait mieux avouer quil
y a donc image. Ici, cest limage qui, en effet, génère
le sens, un sens dune force de conviction dautant plus
grande quil est le produit dune fournaise. Plus précisément,
la nature fondamentalement visuelle de ce dispositif confère
même au propos quil tient le caractère dune
démonstration. Le palindrome est, par excellence, le diamant
du signifié.
Enfin, je terminerai en disant ceci : que ce soit
une locution, une anagramme ou bien encore, un palindrome qui ait
été à lorigine de ma trouvaille, chaque
fois, celle-ci sest soldée par une sorte de feu dartifice
de lesprit qui ma tout entier comblé. Que lextase
qui a été la mienne sur le moment ait été
de caractère méphistophélique, je latteste.
Après tout, est-ce quà cette écriture-là
ne répond pas une recréation du monde ?
|