« Le socialisme n’est pas né d’hier. Avant de germer, de grandir,
de se condenser au point de devenir une théorie et de fournir les
éléments de tout un programme politique, l’idée a été
longtemps une simple imagination, le rêve d’esprits isolés,
l’utopie caressée par quelques âmes ardentes tourmentées de
bonheur… parmi eux, le premier en date, en valeur, est assurément
Pierre Leroux… »
André Artaud, « Les Apôtres du socialisme. Pierre Leroux,
1797-1871 ». La Quinzaine du 16 décembre 1901
À François Mitterand,
Président de la République française
à qui on doit d'avoir donné
au Socialisme
une expression aussi poétique que réaliste.
Jérôme Peignot
(dédicace à la première édition, 1988)
Avant-propos
Au
détour d’une nouvelle lecture de l’œuvre de Pierre Leroux, tout
à coup, au moment le plus inattendu, je saisis ce que jusqu’ici je
n’avais pas su voir : je veux parler du fait tout simple et
qui aurait pourtant dû me toucher, moi qui, apparenté à une
famille de fondeur en caractères d’imprimerie, me passionne pour
l’art typographique : Leroux a été un typographe, doublé
d’une écrivain et d’un homme politique sans doute, mais d’abord
un typographe. Dès lors, ce plomb me donnait la clé du personnage.
Je vis bien que les choses s’étaient arrangées de telle sorte
dans son existence que l’on pouvait sans crainte de se tromper,
affirmer que ces trois activités n’en avaient en réalité été
pour lui qu’une seule. Sa vie d’« ouvrier compositeur » exploité par des patrons l’avait conduit à l’invention du « pianotype » 1, une machine
capable de délivrer ses compagnons comme lui-même, d’une tâche
harassante. Cette tâche et cette exploitation l’avaient incité à
une réflexion sur la condition ouvrière au sein de la société
« capitaliste » dans laquelle il vivait et enfin « d’ouvrier composant à l’imprimerie les livres des
autres ». Cette réflexion aidant, il en était tout
naturellement venu à l’idée, en fait de livres, d’en écrire
lui-même sur les conditions de vie qui étaient les siennes et
celles de ses compagnons de travail et d’infortune. Reste, enfin,
que Leroux voyait le typographe investi d’une mission quasi sacrée.
Non, il ne serait pas dit que possédant cette arme, il n’en aurait
pas fait usage en faveur de la Révolution. Ainsi envoie-t-il à son « libraire » (entendez son éditeur), Gustave
Sandré, cette adresse :
« Vous
avez donc raison, ami, les lecteurs ne manqueront pas plus à l’idée
nouvelle que l’idée elle-même ne manquera aux lecteurs ; et
quant à nous, n’abandonnons pas l’art de Gutenberg. C’est un
art sauveur et qui doit nous inspirer une sorte de culte, comme au
temps de sa naissance. Les grands réformateurs du Seizième Siècle
avaient foi dans l’Imprimerie et s’en servaient obstinément au
milieu de toutes les entraves, de toutes les persécutions, sous la
menace des bûchers. Leur confiance a-t-elle été trompée ? » 2
On
peut voir Leroux façonner sa pensée sur le tas, en prenant, non
seulement la réalité historique en compte, mais surtout celle du
travail quotidien des prolétaires dont il partage le sort. De telle
sorte qu’à observer la manière dont se déroule la biographie de
Leroux, on en vient vite à comprendre pourquoi les opprimés de 1830
comme ceux de 1848, ont vu en lui un penseur à leur exacte mesure.
Après quelques réticences à son endroit, dues à un défaut
d’accommodation – il n’est pas toujours aussi facile de juger
de la valeur d’une pensée au moment où elle s’exprime –
Michelet a eu raison de parler à propos de Leroux de « l’illustre
ouvrier » 3. Sous la plume de l’auteur et
du chantre du Peuple, la formule a tout son poids. Ainsi, je
ne m’étais pas trompé : oui, Leroux était bien et avant
tout un « ouvrier compositeur », quelqu’un dont
l’œuvre se confondait avec le combat, un combat pour vivre
dignement dans un monde fait pour broyer et un combat pour ses
frères.
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