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 Jérôme Peignot
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Pierre Leroux, inventeur du socialisme

CHAPITRE I. LES POINTS SUR LES « I » DU MOT SOCIALISME

À propos de cette méconnaissance quasi générale, du moins en France, à l’endroit de Pierre Leroux, on peut relever que, de son vivant déjà, on s’était employé à diminuer le plus possible la portée des propos du premier des penseurs socialistes. De cette sorte de complot, on trouve la trace dans ce qui est dit de Pierre Leroux dans La nouvelle biographie générale 4, publiée en 1863. La manière dont les faits y sont retranscrits est significative et voici presque intégralement la notice sur Leroux :

« Philosophe et économiste français, Pierre Leroux naquit à Paris en 1798. Fils d’un artisan, il commença ses études au Collège Charlemagne et les continua à Rennes. Reçu à l’École polytechnique, il renonça au bénéfice de son admission pour se consacrer au soutien de sa famille. Son père venait de mourir et sa mère, réduite à une extrême pauvreté, ne pouvait suffire à élever les trois jeunes enfants qui restaient à sa charge. Demandant au travail manuel des moyens d’existence, il se fit d’abord maçon. Peu de temps après, il entra comme compositeur dans une imprimerie de son cousin et devint ensuite prote dans l’imprimerie Panckoucke où il inventa un appareil mécanique destiné à faciliter le travail des ouvriers compositeurs et qu’il appela “Pianotype”. Mais faute d’être pratique, cette invention dut être abandonnée. En 1824, Pierre Leroux fonda avec Messieurs de la Chevardière et Dubois 5, Le Globe, qui en 1831, se fit l’organe du saint-simonisme. Il se sépara de Monsieur Enfantin 6, apôtre de la doctrine nouvelle au sujet de l’affranchissement de la femme et des fonctions du couple – prêtre. Leroux s’essaya à son tour au rôle de novateur dans quelques articles de l’Encyclopédie Nouvelle, mais surtout dans trois ouvrages, publiés de 1838 à 1840 sous les titres : De l’égalité ; Réfutation de l’éclectisme et surtout De l’humanité. Le système qu’il y développe n’est que la reproduction confuse des théories pythagoriciennes et bouddhistes, mêlées d’idées saint-simoniennes. »

Puis s’en étant pris aux idées de Leroux relatives à la « triade », l’auteur de cette notice poursuit : « Suivant Monsieur Leroux, l’homme créé en vue de cette terre n’est pas destiné à avoir un autre séjour ; il y a déjà vécu et il y vivra, il y recommencera dix, vingt, trente existences sous des noms et en des pays divers, tantôt insecte comme la chrysalide, tantôt brillant comme un papillon, allant chercher l’oubli dans la mort afin d’y puiser les conditions nécessaires pour une renaissance. Dès lors, plus de vie future mais des vies successives ; plus de paradis ni d’enfer mais simplement la terre en vue de laquelle l’homme a été créé… Ce système d’une rénovation terrestre se reproduisant à l’infini dans un cercle uniforme, s’il n’est pas très neuf, n’a pas non plus le mérite d’être très consolant pour l’humanité. Ajoutons que pour compléter sa thèse, Pierre Leroux nie la distinction de l’âme et du corps et l’individualité de la personne humaine. Quant à son système d’économie sociale, Monsieur Leroux est beaucoup moins net et facile à saisir. Il entend conserver la propriété, la famille et la patrie, mais il trouve à ce triple élément de la société actuelle le grave inconvénient de créer un despotisme universel, la famille, en reconnaissant des pères et des enfants; la propriété, en reconnaissant les pauvres et les riches ; la patrie des chefs et des sujets. Pour obvier à ces vices de l’organisation sociale, Monsieur Leroux imagine des combinaisons spéculatives dont l’application pratique échappe complètement et d’après lesquelles la propriété, la famille et la patrie devraient être maintenues mais ne créeraient plus ni héritiers, ni propriétaires ni sujets : partout devrait régner l’égalité la plus absolue et l’homme se développerait au sein de la société rénovée sans être soumis à aucune autorité. Il y a, on le voit, dans ces théories, autant de ténèbres que d’erreurs.

Le style de Monsieur Leroux ne brille pas non plus par la clarté et il est peu fait pour élucider la pensée. Il est difficile d’imaginer une manière d’écrire à la fois plus abstraite et plus tourmentée. Pour montrer jusqu’à quel point l’auteur a pu porter l’exagération de ces défauts, il suffit de rappeler la définition qu’il a prétendu donner de l’amour : “l’amour, dit-il, est l’idéalité de la réalité d’une partie de la totalité de l’Être infini, réuni à l’objection du Moi et du Non-Moi; car le Moi et le Non-Moi, c’est Lui”. Si Monsieur Leroux n’avait eu pour disciples que ceux qui pouvaient comprendre de semblables définitions, c’eût été un réformateur peu dangereux. Malheureusement il fit partager ses idées à un écrivain doué d’une grande puissance de style et possédant un talent singulièrement propre à charmer et impressionner les masses : l’union philosophique de Monsieur Leroux et de Mme George Sand fut cimentée par la création de la Revue Indépendante qu’ils fondèrent ensemble et dans laquelle ils firent paraître de nombreux articles et vers le même temps, Madame George Sand écrivit quelques romans destinés à populariser ses doctrines humanitaires ; tels sont Consuelo, Spiridion, Le péché de Monsieur Antoine, Le Compagnon du Tour de France… »

Après avoir fait part de l’existence de cette imprimerie que Leroux « qui avait obtenu du ministère de l’Intérieur son brevet d’imprimeur », avait fondée à Boussac, dans la Creuse, l’imprimerie de laquelle devait sortir nombre de publications dont l’Éclaireur et la Revue Sociale, le rédacteur de la notice, avec ce ton, tout en insinuations qui lui est propre, poursuit : « Illusionné par quelques manifestations populaires, notamment à Limoges, il crut son règne arrivé. Il fit son entrée à Paris sous le costume pittoresque du paysan de la Creuse. Le gouvernement ne le prit pas au sérieux ; mais les attaques du National troublèrent Monsieur Leroux au point qu’il se hâta de regagner sa province. Il arriva juste à temps pour proclamer la République à Boussac et le 25 février, il fut nommé maire de sa commune. Revenu à Paris peu de temps après, il reçut un chaleureux accueil de la part des ultra-républicains. Compromis dans l’affaire du 15 mai, il fut condamné à l’emprisonnement ; après une détention de trois jours, il fut rendu à la liberté par Monsieur Caussidière 7. Le 4 juin 1848, Monsieur Leroux fut envoyé à l’Assemblée Constituante par quatre-vingt-dix mille suffrages. Il parla dans cette Assemblée de l’organisation du travail, de la colonisation de l’Algérie, etc. Mais sans aucun talent d’orateur, il ne réussit guère qu’a divertir l’Assemblée par des propositions théoriques irréalisables et qui devaient paraître assez excentriques à tous ceux qui n’étaient pas initiés à ses doctrines. »

Enfin, après avoir mentionné que Leroux fut réélu à l’Assemblée législative, ce petit plaidoyer tout plein de fiel se termine ainsi : « … Monsieur Pierre Leroux s’est marié deux fois et il eut neuf enfants de son double mariage : toute la famille est aujourd’hui établie dans une ferme près de Saint-Hélier où Monsieur Leroux s’occupe surtout d’expérimenter une nouvelle espèce de guano dont les maraîchers de l’île… Jersey… auraient, paraîtrait-il, retiré des résultats assez avantageux. »

Que Leroux ait, à Jersey, rencontré Victor Hugo et que les deux hommes aient sympathisé; que même, le poète ait vu en lui un homme avec la pensée de qui il fallait compter, de cela, dans cette note, pas un mot. On peut toujours tout abaisser : il ne faut pour ce faire, qu’une certaine vulgarité de pensée : l’aristocrate bibliographe auteur de la notice, qui a pour nom J. Robert de Massy n’en manque pas.

Pour commencer, on ne saurait mieux faire que de donner la parole à Leroux lui-même, qui d’un seul paragraphe à propos de l’année de sa naissance, en dit l’essentiel : « Je suis né vers le temps où la Convention luttait contre le négociantisme anglais, le 6 avril 1797 [… et non 1798…], où Saint-Just dénonçait à tous les peuples de la terre la Carthage moderne. Et je vois la France carthaginoise et le négociantisme au gouvernement, ou, comme on dit aujourd’hui, aux affaires ! Aurait-on jamais imaginé, il y a quelque cinquante ans ou même plus tard sous l’Empire, ou plus tard encore sous la Restauration qu’on appellerait “affaires” le gouvernement ! Tout est change, vous le voyez bien, mes amis, tout est change, jusqu’a la langue. 8

Dans La Grève de Samarez, l’ouvrage phare de Leroux (1863) 9, on peut lire que Leroux est alors à Jersey lorsque Victor Hugo lui fait parvenir le pamphlet qu’Eugène de Mirecourt a écrit contre lui 10. Hugo, s’est mis en tête d’inciter Leroux à écrire ses Mémoires 11. Lisant ce méchant écrit, pense le poète, l’envie viendra à Leroux de répondre à son contradicteur. Que découvre Leroux dans sa propre biographie ? « Comme écrivain, Pierre Leroux a un style ténébreux dont nous devons donner un spécimen. » Suit l’invraisemblable galimatias cité dans La Nouvelle Biographie Générale. Malheureusement pour son rédacteur, sitôt qu’il a lu cela, Leroux répond : « Ah, voilà qui est fort ! M’attribuer effrontément une phrase qu’assurément je n’ai jamais écrite et que pas un chat ne saurait comprendre. »

Il est des êtres auxquels on ne donne pas d’âge. On n’imagine pas plus Leroux jeune que vieux : on le voit avec cet âge qui est celui des hommes qui, nés avec la Révolution, ont déjà eu le temps d’en revenir. Le voici, en tous les cas tel que le décrit Émile Baussy qui fit sa connaissance à Vence en 1865 12  :

« Dans son intérieur patriarcal, Pierre Leroux avait la douceur d’un enfant. Toujours d’humeur égale, il parlait souvent avec le trémolo de l’émotion et charmait tous ceux qui l’approchaient par la franchise et la bonhomie de ses manières. C’était un cœur en permanente effusion qu’on ne pouvait connaître sans aimer et aimer sans devenir meilleur. Quoique pauvre, sa bourse restait ouverte comme son cœur. Je sais que dans les sombres jours de décembre 1851, la Comtesse d’Agoult (Daniel Stern) 13 lui vint en aide pour l’aider à passer en Angleterre. Il rencontra en route une pauvre famille d’ouvriers et ne put s’empêcher de partager sa bourse. Toujours vêtu de noir, il portait une immense redingote parfois bien luisante, un gilet descendant très bas et boutonné jusqu’au cou (probablement pour cacher la chemise) ; le cou était entortillé d’une large cravate blanche mal nouée, à la mode du Directoire ; ses souliers étaient rarement cirés. Ne se préoccupant jamais de ce qu’il avait à manger, il se contentait de n’importe quoi et ne se rappelait pas le soir de ce qu’il avait pris le matin Il écrivait beaucoup et son bureau de travail consistait en deux planches de sapin retenues par des clous à la muraille. Une caisse voisine contenait ses manuscrits non encore publiés. » 14

Le rôle que la typographie a joué dans la décision de Leroux de se mettre à écrire est comme symbolisé par la manière dont il s’est trouvé à la tête du Globe. C’était en 1823, il était alors prote (chef d’atelier) à l’imprimerie de Louis-Toussaint Cellot quand l’éditeur et imprimeur Alexandre Lachevardière, qu’il connaissait de longue date, en devint propriétaire. Leroux, qui avait alors poussé assez avant son projet d’un nouveau procédé typographique, le proposa à son ami devenu son patron qui refusa de financer le pianotype, mais accepta, en revanche et avec enthousiasme, l’idée de Leroux de créer un journal dont le premier numéro sortit le 15 septembre 1824. Pour le seconder dans sa tâche de directeur, Leroux avait fait venir son ami d’enfance qu’il avait connu au lycée de Rennes, Paul-François Dubois, professeur de rhétorique au lycée Charlemagne de Paris, membre de la Charbonnerie, Franc-Maçon et qui venait d’être exclu de l’Université. Le propos du Globe était d’œuvrer en faveur d’une union européenne des esprits. Dès lors, comment faire montre d’exclusive ? Aussi, quand Dubois imposa Sainte-Beuve, Sainte-Beuve qui, plus tard, raillera en la personne de George Sand « l’admiratrice du pape du communisme », ce même Sainte-Beuve qui « loin des barricades, emportant à l’étranger sa gloire et son parapluie » (Le Charivari, 21 juin 1849), préféra s’exiler plutôt que de partager le sort de la France de la IIRépublique, Leroux ne dit rien. Chez Leroux, l’ouverture est sans arrière pensée. À cette époque, il a déjà commencé à soutenir les idées de Geoffroy Saint-Hilaire 15, lesquelles se ramènent toutes à la notion « d’une unité de conception organique », autrement dit, d’une harmonie préétablie à laquelle on n’échapperait pas et dont il faut retrouver les lois pour les mettre en application dans la société humaine. Cette société « est en poussière parce que les hommes sont désassociés, parce qu’aucun lien ne les unit, parce que l’homme est étranger à l’homme. Et il en sera ainsi tant qu’une foi commune n’éclairera pas les intelligences et ne remplira pas les cœurs. » 16 Mais pour l’heure, trop préoccupé de l’impression des textes des autres, Leroux écrit peu. Néanmoins, avec ce qu’il dit, il frappe fort. Les thèmes essentiels qu’il traite sont ceux de l’instruction primaire aux frais de l’État, l’émancipation des artisans, l’appropriation par les ouvriers des moyens de production.

Il faut planter le décor : l’ancien chef du parti des émigrés, le parti de ceux qui sont rentrés en France « sans avoir rien oublié ni rien appris », le Comte d’Artois, devenu roi de France sous le nom de Charles X, est au pouvoir. En dépit de la victoire de Navarin sur la flotte égypto-turque (20 octobre 1827), de la chute du gouvernement Villèle et de son remplacement par le ministère Martignac (1828), ce pouvoir chancelle. Après le renvoi du cabinet Polignac, la Chambre est dissoute. Les élections sont alors favorables à l’opposition. C’est donc dans ces conditions que la rédaction du Globe s’est déclarée en faveur de cette opposition. Le bailleur de fonds retire son argent, Dubois est arrêté pour avoir publié un article prenant les Bourbons à partie. Les fameuses Ordonnances scélérates de juillet 1830 qui proclament la dissolution de la Chambre élue il y a moins d’un mois, abolissent la liberté de la presse et réforment le cens électoral sont promulguées. Leroux, resté seul au journal, fait paraître une protestation. Un mandat d’arrêt est alors lancé contre lui mais il n’en continue pas moins à se rendre à son bureau comme à l’accoutumée. Défendu par ses collègues typographes qui repoussent les agents venus l’arrêter, il se maintient au journal. Bientôt, porte-parole de ceux qui, après la victoire des barricades, demandent l’instauration de la République, il donne une allure tout à fait officielle à son opposition. Élu maire de Montrouge, il signe une adresse aux termes de laquelle il faut arrêter le Duc de Chartres. Thiers balaya cette première manifestation d’opposition populaire et Louis-Philippe devint roi des Français. À l’occasion de cet événement, Leroux parlera « du transfert du pouvoir de l’aristocratie foncière à l’aristocratie financière. »

Au Globe, Leroux avait alors un rôle qui ne lui convenait qu’à moitié parce que cette place était celle du gérant et qu’il était très exactement le contraire d’un patron. On le sent mal à l’aise dans cet hôtel de la rue Monsigny où les bureaux du Globe se trouvent. Ses relations avec Sainte-Beuve, journaliste au Globe, ne sont pas non plus vraiment simples. Certes, les deux hommes sont d’accord pour promouvoir une nouvelle littérature qui tienne compte des aspirations du peuple, mais tout commence à se gâter lorsqu’on aborde le contenu exact de ces aspirations. En 1831, Leroux et Sainte-Beuve pensent que, pour l’essentiel, le saint-simonisme exprime bien ce contenu. Leroux parle de la doctrine à des ouvriers du IXe arrondissement, enseigne la parole de l’École à Liège, à Bruxelles, à Grenoble, à Lyon. Sainte-Beuve se voit enjoindre de rallier le mouvement, mais, bientôt, en bon individualiste littéraire, malgré une réelle estime pour Leroux dont il apprécie tout particulièrement la traduction de Werther, il n’entend pas se laisser entraîner trop loin. Dès lors, Leroux qui croyait avoir trouvé en Sainte-Beuve un frère, ne comprend plus. N’est-ce pas sous l’influence de Leroux, que le critique s’était affilié à l’école saint-simonienne ? N’est-ce pas encore sous l’instigation de Leroux qu’il avait écrit Espoir et vœu du mouvement littéraire contemporain (Le Globe, 1830), une manière de pamphlet dans lequel il incitait les écrivains romantiques de l’époque à traduire les aspirations du peuple ? Plus net encore : Sainte-Beuve ne lui avait-il pas dédié sa traduction d’un sonnet de Michel-Ange 17 ? Mieux, enfin, il suffisait de comparer la façon dont ils concevaient l’évolution des idées entre le XVIIe et le XVIIIe siècle et même depuis la Renaissance, pour bien voir que, sur l’essentiel, ils étaient d’accord. Sainte-Beuve n’avait-il pas souscrit à son article intitulé « De la Loi de la continuité qui unit le XVIIIe siècle au XVIIe » au point même de voir en lui une source d’inspiration pour son futur Port-Royal ? L’un et l’autre étaient pourtant d’accord pour affirmer cette idée d’une loi de succession et d’enchaînement de tous les grands monuments du langage. Sainte-Beuve était tout particulièrement intéressé par ce point puisqu’il s’agissait de dégager le sens général de l’évolution des littératures, et il y avait souscrit. En effet, plus tard, dans un portrait qu’il fit de Madame de Staël, il devait même reconnaître l’importance de la découverte faite par Leroux, de l’existence dans la littérature du XVIIe siècle, de l’idée de progrès. Enfin, et c’était encore un aspect de l’étude de Leroux qui ne pouvait que retenir l’attention de Sainte-Beuve, le philosophe avait, avec raison, relevé l’importance considérable qu’avait eue la fameuse querelle des anciens et des modernes dans l’avènement du mouvement philosophique de Voltaire à Rousseau en passant par les Encyclopédistes. On objectera : tout cela, Leroux ne l’avait pas encore écrit – l’article De la Loi de la continuité ne parut dans la Revue Encyclopédique qu’en mars 1833 – et Sainte-Beuve ne pouvait donc pas l’avoir lu, mais ils en avaient discuté. Là n’était pas la raison de leur discorde.

Les 21, 22 et 23 novembre 1831 à Lyon, les canuts s’étaient révoltés au cri de « vivre libres en travaillant ou mourir en combattant ». Ce cri avait retenti dans toute l’Europe qui avait pour la première fois, pris conscience que chaque homme avait droit au travail et que ce travail devait le nourrir. Les saint-simoniens n’avaient même pas pensé que le machinisme pouvait devenir une source de chômage. Allaient-ils remodeler leurs conceptions philosophiques en conséquence ? Pas du tout. On devait aller de l’avant et cette affaire n’était qu’une affaire d’intendance. Ainsi ce cri des canuts de Lyon, tout indique que Sainte-Beuve n’a pas voulu l’entendre. Et si, précisément, c’était cela que Sainte-Beuve reprochait à Leroux : par sa seule existence de le ramener sans cesse aux événements lyonnais de novembre 1831, aux massacreurs de la rue Transnonain de 1834 qu’il a laissé agir sans rien dire ? C’est vrai que, pour Leroux, l’essentiel est là. « Chacun le sait, écrit-il, ce n’est un secret pour personne, les grands mots d’ordre et de justice ne cachent aujourd’hui que les intérêts des boutiques. La boutique ne va pas, ce sont les novateurs, dit-on, qui l’empêchent d’aller : guerre aux novateurs. Les ouvriers de Lyon s’associent pour maintenir le taux de leur salaire : voilà les intérêts de toutes les boutiques en péril par cet exemple : guerre donc et guerre à mort aux ouvriers de Lyon, toujours au fond de tout : les intérêts des boutique ». 18 Sainte-Beuve assimilé à un esprit de « boutique » ! C’est difficile à soutenir.

Quand en novembre 1831 Leroux, qui s’était rebiffé contre les atterrantes doctrines d’Enfantin en matière de droits des femmes, eut pris prétexte du schisme de Saint-Amand Bazard (1791-1832) pour se séparer des saint-simoniens, Sainte-Beuve, lui aussi, rompit avec Le Globe. Mais, tandis que Leroux abandonne la critique littéraire en faveur de l’action politique et philosophique et suit Carnot qui vient d’acquérir La Revue Encyclopédique, Sainte-Beuve, lui, s’éloigne du socialisme au profit de la littérature. Il collabore au journal Le National et à La Revue des deux mondes dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne s’agit pas de publications militantes. Maintenant qu’il n’a plus de compte à rendre à personne, Leroux, annonce franchement la couleur. Dans l’éditorial de La Revue Encyclopédique, il déclare, que pour lui, il s’agit désormais d’œuvrer « à l’amélioration de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse et à l’adoucissement du prolétariat en attendant sa disparition complète ». Et il ajoute : « La classe bourgeoise, la classe propriétaire… voila l’ennemie ». 19

« C’est moi qui le premier me suis servi du mot de socialisme. C’était du néologisme 20 alors, un néologisme nécessaire, écrit Leroux. Je forgeai ce mot par opposition à individualisme qui commençait à avoir cours. Il y a de cela environ vingt ans. » 21

Dire comme cela, tout à trac, qu’on est le créateur du mot a quelque chose de provocant. Il est possible de donner quelques précisions sur l’invention du mot. En Angleterre, en effet, l’expression socialisme fut employée dans un article publié par The Poor Mans Guardian en 1833 et signé « une socialiste ». Dans l’esprit de cette journaliste, d’évidence, le mot est synonyme d’owenisme. Leroux, de son côté, quand il l’emploie, a nettement dans l’esprit la volonté de définir le sens que devrait avoir le mot saint-simonien. Dans une « note sur le mot socialisme », publié par un certain Evans en Angleterre, note reprise par Leroux dans la Revue Encyclopédique, on peut lire : « S’étant séparé de l’école saint-simonienne pour revendiquer l’élévation du prolétariat et l’abolition du privilège de la bourgeoisie, Leroux repousse à la fois l’individualisme de l’économie politique anglaise, qui au nom de la liberté, fait des hommes entre eux des loups rapaces et réduit la société en atomes et le socialisme saint-simonien, cette papauté nouvelle, écrasante, absorbante, qui transformerait l’humanité, en une machine où les vraies natures vivantes, les individus ne seraient plus qu’une matière utile au lieu d’être eux-mêmes les arbitres de leur destinée. » 22

C’est vrai, Leroux tente de concilier l’inconciliable. Toute son œuvre est là. Pour l’heure, comme il a saisi le danger qu’il y aurait à accréditer que socialisme voudrait dire saint-simonisme (ce qu’on serait d’autant plus enclin à penser qu’on sait qu’il a été saint-simonien), il n’a de cesse de dénoncer la signification que le mot inventé par lui, a pris malgré lui, « Chaque homme, dit-il, reflète en son sein la société tout entière, chaque homme est d’une certaine façon la manifestation de son siècle, de son peuple, de sa génération, chaque homme est l’humanité, chaque homme est une souveraineté, chaque homme est un droit pour lequel le droit est fait et contre lequel aucun droit ne peut prévaloir. » 23 La perfection de la société est en raison de la liberté de tous et de chacun…

Et plus loin, Leroux ajoute : « Quand j’inventai le terme de socialisme pour l’opposer au terme d’individualisme 24, je ne m’attendais pas que vingt ans plus tard, ce terme serait employé pour exprimer d’une façon générale, la démocratie religieuse. » 25

« Je voulais caractériser par ce mot, la doctrine ou les doctrines diverses, qui sous un prétexte ou un autre, sacrifiaient l’individu à la société et, au nom de la fraternité, ou sous prétexte d’égalité, détruisaient la liberté. Ce serait donc ne pas comprendre ma pensée que de voir ici une critique du socialisme dans l’acception nouvelle donnée à ce mot. » 26 Quelle est-elle donc cette nouvelle acception ? C’est celle qui définit le socialisme comme la mise en œuvre du christianisme par le biais duquel « la terre est promise à la justice et à l’égalité ». C’est parce qu’il doute que ce sens, le seul véritable à ses yeux, soit encore assez bien établi dans l’opinion, que Leroux refusera longtemps l’appellation de socialiste. Mais si, un temps, il récuse cette qualification, c’est que certains l’ont radicalisée au point de ne plus parler, par son entremise, que d’un socialisme absolu qui à ses yeux, est aussi répréhensible que l’individualisme absolu. Pour lui, il n’est de socialisme que celui qui perpétue les notions de famille et de propriété qui sont « les droits inaliénables de chaque être humain ». Ce n’est que plus tard, quand, au cours de ses travaux, il aura passé au crible la pensée des saint-simoniens, celle de Malthus et des diverses utopies du moment, qu’il contribuera à donner à ce mot un autre sens que celui qui était le sien tout d’abord, qu’il acceptera enfin d’être désigné ainsi.

Il faut, un instant en revenir à Sainte-Beuve. J’ai dit que Leroux ne comprenait pas son attitude. George Sand, non plus, ne la comprend pas qui, à propos de Leroux écrit au critique : « Mais vous étiez son ami ? » « — Oui, je l’aimais, je faisais grand cas de lui, répond Sainte-Beuve, mais dans une certaine mesure et non pas comme d’un dieu ni d’un révélateur. Or c’est ce dernier rôle, ni plus ni moins, qui le tenta… Il s’est mis à endoctriner des femmes et des ouvriers, à avoir des dévots et des séides… Dès que j’ai eu avéré ce point, il n’a plus été pour moi qu’un charlatan chez qui le faux et le vrai s’amalgament selon les vues et les intérêts de la circonstance… » 27 Tout de même, Sainte-Beuve va fort ! Comme si Leroux n’était pas, précisément, le contraire d’un opportuniste. Au fait, si l’un des deux prend le vent, ne serait-ce pas plutôt l’individualiste Sainte-Beuve ? Le socialisme, pense-t-il, c’est bien beau, mais un écrivain n’a pas à se mêler de cela. La littérature est au-dessus de ces choses et un écrivain est un homme du monde ou n’est rien.

D’avoir contré les Bourbons en la personne de Charles X a contribué à la fortune des anciens collaborateurs du Globe. Ils sont devenus qui ministre, qui ambassadeur ou conseiller d’État ou préfet. Et puis, il est bon prince Louis-Philippe : au point, même, de consentir à n’être appelé que Philippe-Égalité et, comme son père, de ne prendre que le titre de « Roi des Français » Non, vraiment, qu’a-t-on à lui reprocher ? Ne vient-il pas d’accorder une Charte aux Français ? N’a-t-il pas pris pour principal ministre le banquier Laffitte, chef du parti libéral ? Mais d’ailleurs, à nouveau, des insurrections éclatent. Ces gouvernants ne sont pas si libéraux.

CHAPITRE II. L’AMITIÉ PHILOSOPHIQUE AVEC GEORGE SAND

Vladimir Karénin (pseudonyme de Varvara Dmitrievna Komarova), David Owen Evans, Armand Lubin, Jean-Pierre Lacassagne, Jacques Viard ont longuement étudié l’influence de la pensée de Pierre Leroux sur George Sand et montré l’importance qu’il a eu dans l’élaboration de l’œuvre de la romancière. George Sand elle-même reconnaît qu’elle a eu recours au vocabulaire même de Leroux : Evans cite un passage où elle parle de la « perfectibilité », notion qui constitue le fond de la pensée de Leroux.

Les années 1830 sont, pour George Sand, des années difficiles. On se souvient de ce souhait qu’elle aurait formé d’entrer au couvent, de son mariage forcé et de l’échec qui s’ensuivit. C’est alors que, la voyant « chercher la vérité religieuse et la vérité sociale dans une seule et même vérité » 28, Sainte-Beuve eut l’idée de la présenter à Leroux. Dès lors, une amitié de plus de trente ans liera les deux êtres, Leroux étant apparu pour George comme son « sauveur ». Le fait est qu’on ne sait pas lequel des deux sauva l’autre. Pierre Leroux préserve George du désarroi dans lequel elle était tombée ; George sort Leroux de la misère qui fût le lot de sa vie. Sans l’aide discrète de George Sand, qui ne s’est pour ainsi dire jamais démentie il y a fort à parier que cette misère l’aurait emporté.

Un aspect de la relation entre les deux écrivains mérite d’être relevé : l’opinion dans laquelle Leroux tient Sand. Ne pas faire valoir cet aspect des choses, c’est laisser entendre que, de ces deux penseurs, le plus reconnu étant Sand, seul importe vraiment le fait de savoir où elle a puisé ses sources d’inspiration. C’est à Jean-Pierre Lacassagne que l’on doit d’avoir rétabli un peu plus d’équité en la matière. Il est en effet, le premier à avoir extrait de l’Encyclopédie Nouvelle le texte « Conscience » paru en Juillet 1837, dans lequel Leroux parle, pour la première fois des écrits de Sand :

« La psychologie, comme on la définit et comme on l’enseigne aujourd’hui dans nos écoles n’aura donc d’autre mérite, aux yeux de la postérité, que de fournir un nouvel échantillon de notre tristesse morale. C’est une sorte de Spleen, une variété de Spleen ; c’est un Spleen comme celui de Werther, d’Oberman 29, de René, d’Adolphe, de Joseph Delorme 30, de Lélia. Le psychologue est le contemporain de tous ces infortunés, il est leur philosophe : il n’a foi à rien, ne croit à rien, n’affirme rien ; il s’observe ; eux aussi s’observent mourir. Sa doctrine est comme leur poésie, elle renferme implicitement la négation de la vie et le suicide… Que font les poètes de nos jours, sinon nous peindre sous toutes les formes cette souffrance de l’âme humaine cherchant sa nourriture, c’est-à-dire son Objet et ne le trouvant pas ? Il y a là-dessus, dans Lélia, un beau symbole. Elle est dans une abbaye en ruines, au milieu de la forêt : l’œuvre humaine est en ruines mais la nature est puissante, la vie végétative coule à flots autour de Lélia et l’inonde, mais elle en est inondée sans en être touchée, ou plutôt, elle se sent périr d’inanition au milieu de cet océan de vie ; car cette vie qui ne remplit pas la nature extérieure, ne saurait la nourrir. Lélia, c’est une âme qui demande sa nourriture… Et nous dirons aux poètes : au milieu de toutes les douleurs de cette époque, vous calmez encore les cœurs les plus désolés pendant quelques instants, parce qu’il a été donné à l’art, d’être doux même en nous déchirant. Mais combien les hommes vous rendraient grâce si vous aviez un chant d’espérance et de foi… Cependant, vous êtes vous-mêmes les annonciateurs de la religion nouvelle… Tout en vous enchaînant à ce deuil du passé, vous semez abondamment des germes de renaissance, chantres de la mort de l’ancien ordre social et en même temps fanfares éclatantes qui appelez la vie nouvelle et préludez, sans en voir vous-mêmes l’aurore, aux destinées promises de l’humanité. » 31

Ce texte, George Sand qui s’est bien sûr identifiée à Lélia, n’a pas pu ne pas l’entendre; elle va d’autant plus en tenir compte qu’il intéresse autant la femme que l’écrivain.

C’est cet illuminisme perceptible dans la pensée de Leroux qui a d’abord attiré George, comme si seul ce remède de cheval était capable de raviver sa foi défaillante. Elle éprouve le besoin d’adhérer à quelque chose, ne serait-ce qu’à l’existence d’une organisation préétablie du monde. Or, voilà que, tranquillement, sans emphase, Leroux lui propose ce schéma. De longue date déjà, il est vrai, notre homme est un familier de l’infini. Sans doute vit-il une de ces réincarnations auxquelles il croit et que, fort de l’une, sinon de plusieurs vie passées, il se trouve à l’étiage de la Connaissance, de la Sagesse. Dans tous les cas, ce qui achève de la convaincre, c’est que loin de tomber dans l’ésotérisme, sitôt qu’il théorise, Leroux replace sa réflexion dans l’axe à la fois d’un christianisme repensé et de la Révolution.

Evans voit une première influence 32 de Leroux sur l’œuvre de Sand dans Mauprat dont la première édition date de 1837. C’est le premier des romans sociaux de Sand. Là, le Père Patience, qui a lu La profession de foi du vicaire savoyard et Le Contrat Social, s’en prend à l’idée chrétienne du renoncement pour ne plus défendre que l’égalité. Plus tard, à propos de Lélia que Sand avait songé à remanier – Lamennais le lui ayant conseillé – elle s’adresse à Leroux, le priant de corriger les épreuves de la nouvelle édition, celle de 1838, non pas typographiquement mais philosophiquement. En vérité, quand elle donne son livre à Leroux, elle sait déjà ce qu’il va lui répondre. Il va la reprendre sur le ton lénifiant du roman. Elle attend de lui une confirmation du bien fondé de la préface qu’elle avait ajoutée à son livre et par laquelle elle témoigne de cette conscience qu’elle a acquise : ce genre de pleurnicheries romantiques participe de l’oppression, ne serait-ce que dans la mesure où elles séduisent. Le seul moyen d’éviter le piège du romantisme, c’est d’avoir du génie et encore. Même les plus grands poètes, mal compris, peuvent avoir un rôle pernicieux. La société broie les êtres, ils s’en plaignent ; les artistes prennent le relais de ces plaintes en les embellissant. Résultat : ils alimentent la machine qui broie, divise, lui fournissent même une sorte de justification. Et tout cela pourquoi ? Pour le plaisir d’être artiste, de plaire. Et si les romantiques étaient des vieux routiers de la trahison ? C’est de cela dont George finira par se rendre compte. C’est vrai, travaillant pour elle, elle travaille contre les autres, ceux-là même auxquels elle prétendait s’adresser d’abord : aux malheureux, aux déshérités. Oui, il n’y a pas de doute, il faut changer de ton, d’autant plus qu’on a souffert, précisément à cause de cela : écrire comme on milite. Sa préface à son livre que George estime d’un autre âge, c’est donc une excuse mais aussi un engagement. Alors, tout incite à penser qu’elle a enfin saisi que le meilleur moyen de contrer sa propre peine, c’est de toujours partager davantage celle d’autrui.

Ainsi, à partir de Mauprat, Sand changera d’orientation. Il s’agit d’un roman du passé, d’un récit romanesque de cape et d’épée mais qui, par en dessous, pour ainsi dire, au nez. et à la barbe de son lecteur, sans qu’il ait seulement eu le temps de s’en rendre compte, est devenu un pamphlet progressiste. Mauprat est sans doute le seul roman du XIXe siècle qui soit tout à la fois, ce qu’il est et son contraire. Claude Sicard, dans sa préface au livre 33, insiste sur certains de ses aspects, à la fois « autobiographie des tentations de son auteur » et, aussi, mystère du « roman policier permettant un rapprochement possible avec l’œuvre célèbre d’un Gaston Leroux ». S’il a tort de ne pas avoir un seul mot pour Pierre Leroux, en revanche Sicard a raison quand il parle des chapitres tout en « satire fort efficace des tribunaux » et en « attaques contre le clergé… ennemi redoutable », qui ne cèdent en rien à celles dirigées contre « la Robe » et qui évoquent le style de certaines Provinciales. Peut-être faut-il lire Sicard entre les lignes et reconnaître dans cette phrase du roman qu’il préface : « la véritable valeur qui constitue son unité profonde, dépasse le temps et rejoint le poème de l’humanité », une allusion à Leroux, auteur de De L’humanité, qui tient un rôle si important dans la vie de George Sand ? Sans doute, tant il est vrai que la thèse de Mauprat : le refus de croire à l’hérédité du crime, est sans conteste inspirée de Leroux, lequel a peu auparavant écrit : « Quels sont ces hommes qui peuplent les prisons, les bagnes et dont le sang coule sur les échafauds ? Vous savez l’influence de l’éducation et l’empire des circonstances : la plupart de ces criminels l’auraient-ils été si le hasard de la naissance les avait favorisés ? Quel frein, d’ailleurs, avez-vous laissé à ces misérables et quelle règle de vie leur avez-vous donnée ? Vous avez effacé de leur cœur Jésus-Christ qui commandait aux hommes, au nom de Dieu, de s’aimer les uns les autres. » 34

Sans doute l’ésotérisme n’est-il pas absent de Mauprat mais il est encore bien davantage présent dans Les Sept cordes de la lyre (1839). En reprenant le thème de la lyre, il est possible que Sand ait pensé à celle de La Nuit d’octobre d’Alfred de Musset, parue en 1837. Mais il faut sans doute avoir plutôt à l’esprit l’atmosphère du moment et « l’humanitarisme laïque », lequel, dit Paul Bénichou dans Le Temps des prophètes 35, « prétendait généralement combiner à des vues positives, un élément religieux reconnu indispensable à la vie de l’humanité. »

Il est certain que c’est Leroux qui a incité George Sand à écrire Les Sept cordes de la lyre, livre dont elle justifie le titre : « Écoute, écoute, ô fille de la lyre ! les divins accords de la lyre universelle… tout est harmonie, le son et la couleur. Sept tons et sept couleurs s’enlacent et se meuvent autour de toi dans un éternel hyménée. Il n’est point de couleur muette. L’univers est une lyre. Il n’est point de son invisible. L’univers est un prisme. L’arc-en-ciel est le reflet d’une goutte d’eau. L’arc-en-ciel est le reflet de l’infini; il élève dans les cieux sept voix éclatantes qui chantent incessamment la gloire et la beauté de l’Éternel… » 36

En dépit de ses prétentions à dire l’harmonie du monde, ce genre d’écriture serait à prendre pour ce qu’il est : de l’eau de rose si, déjà, n’y étaient perceptibles des allusions à l’injustice sociale, thème majeur du moment et, plus précisément même, à certaines idées force du militant socialiste Leroux. Par exemple, Sand met dans la bouche de Méphistophélès : « En un mot, je suis éclectique, c’est-à-dire que je crois à tout à force de ne croire à rien » 37. Oui, il est parfaitement possible de suivre l’évolution de la pensée de Sand à partir de sa rencontre avec Leroux. Ainsi il apparaît clairement que de livre en livre, elle se dégage de cet illuminisme qui les avait d’abord rapprochés, pour se conformer d’une manière toujours plus exigeante aux engagements politiques que l’époque requiert de tous, singulièrement des écrivains. À cet égard, Horace, son fameux roman qui a été refusé par Buloz à La Revue des Deux Mondes, est tout particulièrement significatif. Une bonne part du livre est consacrée à la description des mouvements révolutionnaires dans les premières années de la Monarchie de Juillet et de l’insurrection républicaine de 1832. Le milieu carbonaro auquel Leroux a été attaché est aussi décrit. Lacassagne, dans un article pourtant intitulé De la Charbonnerie au Socialisme : l’itinéraire politique de Pierre Leroux, reste très réservé sur la participation de Leroux à la Charbonnerie. Voici ce qu’il écrit : « Initié en 1821, à vingt-quatre ans, par un de ses anciens amis rennais, le docteur Roulin… Leroux reste un militant effacé de la Charbonnerie française. Mais cette expérience de l’action clandestine est, pour lui, décisive à plus d’un titre. Certes, cette grande conjuration du libéralisme adolescent… n’est pas une société strictement républicaine. Mais elle forme le néophyte aux discussions politiques et surtout, elle le met au contact avec l’élite de ce que, sans anachronisme, on pourrait appeler la gauche française. Mais plus encore, nous retiendrons de cette activité clandestine que, loin d’apprivoiser Leroux à l’action violente, elle le convainc quasi définitivement, que rien ne se fait de durable que dans la paix, par endoctrinement progressif et sans heurts. Il rêve alors de substituer à la conspiration armée une conspiration morale. » 38

Un relatif silence suit la rupture entre George Sand et l’avocat Michel de Bourges. Puis c’est le séjour à orque avec Chopin d’où elle rapportera Spiridion, un roman de mystique révolutionnaire qu’elle dédicace à Leroux en ces termes : « Ami et frère par les années et maître par la vertu et la science, agréez l’envoi de mes contes, non comme un travail digne de vous être dédié mais comme un témoignage d’amitié et de vénération » 39. En dépit de cette adresse, à partir de maintenant, les rôles vont s’inverser. S’il est avéré que Leroux a inspiré George, cette fois, c’est elle qui le mettra sur la voie, l’incitant à écrire De l’humanité. En vérité, tout se passe chez Sand, comme si, à chaque période de déception amoureuse – avec Chopin les relations ont tourné à l’aigre – correspondait un retour aux idéaux du socialisme. Rien de tel, en effet, qu’un amour malheureux pour vous faire voir le monde comme on ne l’a encore jamais vu. Chez certains, il n’est pas de lumière plus éclairante que celle de la peine. Ce monde, pour toujours mieux le voir, cette femme déçue a trouvé en Leroux un homme qui le lui montre.

Le canevas de Consuelo n’est pas sans évoquer celui de Spiridion. L’un des héros, Albert, se persuade d’être la réincarnation de Jan Žižka, héros national de Bohème, qui, au XVe siècle, fut le chef militaire des Hussites. Il n’aura de cesse, réfugié dans une grotte, d’y revivre sa vie antérieure et, comme lui, de parvenir à éprouver la souffrance des opprimés écrasés par l’injustice. Certaines parties du livre, comme par exemple, la discussion entre Consuelo et Albert, sont directement inspirées de Leroux. C’est ce dont témoigne, entre beaucoup d’autres, ce passage : « La philosophie matérialiste a pu prononcer que toute puissance étant brisée à jamais par la mort, les morts n’avaient pas d’autre force parmi nous que celle qu’il nous plaisait de leur restituer par la sympathie ou l’esprit d’imitation. Mais des idées plus avancées doivent restituer aux hommes illustres une immortalité plus complète et rendre solidaires l’une de l’autre cette puissance des morts et cette puissance des vivants qui forment un invincible lien à travers les générations ». 40

En ce qui concerne La Comtesse de Rudolstadt, le roman qui fait suite à Consuelo, il y est beaucoup question des sociétés secrètes, des Francs-maçons, aussi bien que des Rose-Croix. Il est frappant, de constater, singulièrement dans La Comtesse de Rudolstadt, que leur auteur parvient à replacer l’ésotérisme de tous ces mouvements dans un courant de pensée socialiste. D’ordinaire, on est trop enclin à tenir ces sectes pour antirévolutionnaires, travaillant sinon à une régression, du moins à une stagnation de la société. Cette fois, tout au contraire, et c’est la que l’influence de Leroux se fait sentir, ces mouvements sont tous considérés comme des « laboratoires souterrains » où se prépare la Révolution française, « les creusets de l’avenir ». George Sand nous invite même à penser que Leroux, sous l’empire duquel elle se trouve, n’a vu dans ces sectes, comme d’ailleurs dans « les saintes hérésies du Moyen Age », comme elle les appelle, que des témoignages de la volonté de revenir à l’origine même de la Parole. « Si vous me demandez dans quelles conditions… je place le bonheur de la femme… écrit-t-elle dans une lettre à une amie… je vous répondrai que, ne pouvant refaire la société et sachant bien qu’elle durera plus que notre courte apparition actuelle en ce monde, je place… le bonheur de la femme… dans un avenir auquel je crois fermement et où nous reviendrons à la vie humaine dans des conditions meilleures, au sein d’une société plus avancée, où nos intentions seront mieux comprises et notre dignité mieux établie. Je crois à la Vie éternelle, à l’humanité éternelle, au progrès éternel et comme j’ai embrassé, à cet égard, les croyances de Pierre Leroux, je vous renvoie à ses démonstrations philosophiques. J’ignore si elles vous satisferont, mais je ne puis vous en donner de meilleures. Quant à moi, elles ont entièrement résolu mes doutes et fondé ma foi religieuse. » 41

En réalité, Leroux va plus loin encore que George Sand ne le laisse entendre. Rien, en fait, n’empêche de le tenir pour un adepte de Basilide et de son disciple Valentin, gnostiques paléochrétiens qui, à Alexandrie au début du IIe siècle, prêchaient que la rédemption pouvait s’opérer par une série de métempsychoses. « Ainsi de toute nécessité… écrit-il… il faut admettre ou le système indéterminé des métempsychoses, ou le système déterminé des renaissances de l’humanité, que je soutiens. Il n’y a pas de faux-fuyants pour échapper à ce dilemme. Or, de ces deux systèmes, le second est infiniment plus probable que le premier… le seul système probable est celui de la perpétuité des individus au sein de l’espèce ». 42

En réalité, plutôt que celle de Basilide, Leroux avoue l’influence des théosophes. Il souscrit à l’idée de « l’homme universel » chère à Antoine Fabre d’Olivet qui explique la mort comme un simple « passage à un autre état » et démontre les « retours périodiques » des « âges du monde ». Il est aussi convaincu par la palingénésie à laquelle Pierre-Simon Ballanche se réfère tout en l’assortissant d’une conception transformiste. Mais, plus encore que de ces hommes-là, plus encore que de Leibniz, Leroux se réclame de Lessing (1729-1781) qui, dans De l’éducation du genre humain, fut le premier des philosophes allemands de l’époque des Lumières à associer le concept de la métempsychose à celui du progrès du genre humain. Là, on s’en doute, est le point sur lequel Leroux a été le plus conspué. Mais puisque nous ne nous souvenons, dans la vie présente, d’avoir vécu sur cette terre dans une vie antérieure, lui a-t-on rétorqué, c’est bien la preuve que nous ne renaissons pas dans l’humanité. Comme vaguement lassé d’avoir à répondre à ce qui, pour lui, n’est qu’une évidence, Leroux précise tranquillement : « Les hommes s’attachent à une forme, à un nom, à une condition et ils voudraient encore porter tout cela pendant leur éternité ?… À quoi pourrait bien leur servir de s’immortaliser toujours dans une seule forme, dans un seul nom, dans une seule condition… ? Non ; la mémoire aurait l’inconvénient de nuire au progrès… donc l’oubli des existences précédentes est nécessaire et salutaire. » 43

De cette perfectibilité – le mot revient inlassablement sous sa plume – qu’il voit inscrite dans le message chrétien, Leroux veut faire une religion, une philosophie et une méthode d’analyse historique. Il se représente l’homme projetant une image dont les « politiques », comme il dit, doivent tenir compte sous peine de totalement faillir à leur mission, une image qui le montre toujours plus libre et, parce qu’il est chrétien (les deux mots, ici, pour lui n’en font qu’un), davantage sauvé. Il précise :

« … Montesquieu, plus praticien qu’eux tous, cherchait l’instrument de la législation, Buffon faisait sortir son siècle de ses salons… et poussait la poésie hors de l’académie, au sein de la nature. Voila la vie qui était en eux, et que nous avons reçue d’eux. Depuis les plus grands jusqu’aux plus faibles, chacun avait sa mission. Et indépendamment du trait particulier de chacun, il régnait chez eux tous un sentiment commun, le sentiment de l’émancipation, de la liberté, de l’affranchissement. Mais ce n’était pas seulement pour être libres, comme on l’a tant répété, pour s’affranchir, pour se moquer des rois, des nobles et des prêtres : c’était pour créer, pour organiser ; c’était pour que l’Humanité vécût un jour de la vie nouvelle dont ils recevaient le germe. Ce besoin naissait de ce que l’esprit qui était en eux se sentait appeler à créer. » 44 Leroux est le premier à avoir donné à ce besoin de créer, rang de concept, besoin qui semble inhérent à la nature humaine et qui consiste à créer coûte que coûte, quel que soit le domaine.

Ainsi, le propos de Leroux est-il de nous démontrer qu’on peut parfaitement croire à une certaine forme de résurrection sans pour autant être un illuminé. Il veut nous faire partager la conviction que la métempsychose peut être tenue pour un des maillons obligés du raisonnement d’un chrétien appliquant son attention à décrire avec la logique la plus simple et la plus claire, la marche harmonieuse de l’univers.

Que Leroux soit un philosophe, George Sand n’est pas la seule à le savoir. Le journaliste Louis Viardot, lui aussi, en est persuadé qui écrit le 9 septembre 1838 dans Le Siècle : « Après le grand ouvrage de critique philosophique qu’il vient d’achever (De l’humanité), le moment des travaux dogmatiques est arrivé pour lui. Maintenant qu’il a renversé la philosophie à la mode (l’Éclectisme), la philosophie du jour qu’il jette sur la place demeurée vide, sont les fondements de la philosophie, peut-être de la religion de l’avenir ». Une aussi vaste entreprise suppose des moyens finalement considérables et Viardot qui a assorti son admiration d’une aide financière substantielle, ne pourra en assumer les charges jusqu’au bout. C’est alors que George reviendra, George qui non plus ne dispose pas des ressources financières nécessaires mais qui a plus : outre sa foi en Leroux, une volonté inébranlable de faire triompher la cause qu’ils défendaient l’un et l’autre. Ainsi, pour l’aider, elle n’hésite pas à emprunter, fait de la voltige. Leroux, à cette occasion, lui parle de « cette situation que nous avons faite naïvement, vous et moi, en obéissant à des idées qui nous dominent ». À ce sujet, Jean-Pierre Lacassagne insiste, dans sa préface à la Correspondance entre Leroux et George Sand 45, sur le paradoxe que, déplorable financier quand il s’agissait de ses propres intérêts, Leroux défenseur de l’écrivain dans ses conflits avec ses éditeurs, se montre un remarquable homme d’affaires. Les médisances, bien sûr, n’ont pas manqué à ce sujet, d’autant plus que Leroux en était venu à considérer leur gain à chacun comme finançant une bourse commune. Bien qu’il n’y ait aucune preuve précise à l’appui de cette thèse, on est tenté de répondre : est-ce que l’un et l’autre ne sont pas embarqués sur le même bateau ? La preuve en est ce petit mot sec de George envoyé à Buloz, le directeur de La Revue des Deux Mondes après son refus de publier Horace (1842) : « Dans tous mes livres, jusque dans les plus innocents, vous verrez une opposition continuelle contre vos bourgeois, vos hommes réfléchis, vos gouvernements, votre inégalité sociale et une sympathie constante pour les hommes du peuple » 46. Toujours à propos de ce même livre qui met en scène une femme de la noblesse, amoureuse d’un ouvrier, Sand rappelle qu’on l’a accusée « d’aller étudier les mœurs des ouvriers tous les dimanches à la barrière, d’où elle revenait ivre avec Pierre Leroux ». À ce commentaire, Evans en ajoute un autre qui précise : « C’était l’époque où l’on faisait grief au socialiste (Pierre Leroux) de son entourage de femmes ». Et Evans de citer ce texte de Heine : « Comme les femmes, même les plus enthousiastes d’émancipation, ont toujours besoin d’un guide masculin, George Sand a pour ainsi dire un directeur de conscience littéraire, une espèce de capucin philosophe nommé Pierre Leroux. Cet excellent homme exerce malheureusement sur le talent de la pénitente une influence peu favorable, car il l’entraîne dans d’obscures dissertations sur des idées à moitié écloses ; il l’engage à entrer dans des discussions stériles au lieu de s’abandonner à la joie sereine de créer des formes vivantes et colorées et d’exercer l’art pour l’art » 47. À Proudhon qui, avant de demander son pardon, traitait George d’« hypocrite, scélérate, peste de la République, fille du marquis de Sade, digne de pourrir le reste de ses jours à Saint-Lazare, et que je voyais admirée, applaudie, Dieu me sauve, par les puritains de la République », elle-même a répondu dans une lettre traitant de l’influence exacte de Leroux dans l’élaboration de La Comtesse de Rudolstadt : « D’aucuns, comme on dit en Berry, prétendent que c’est l’amour qui fait ces miracles. L’amour de l’âme, je le veux bien, car de la crinière du philosophe 48, je n’ai jamais songé à toucher un cheveu et n’ai jamais eu plus de rapport avec elle qu’avec la barbe du Grand Turc. Je vous dis cela pour que vous sentiez bien que c’est un acte de foi sérieux, le plus sérieux de ma vie et non l’engouement d’une petite dame pour son médecin ou son confesseur 49.

Sand et Leroux se sont l’un et l’autre publiquement étendus sur la nature des liens qui les unissaient. On ne voit donc pas pourquoi on irait chercher ailleurs des informations propres à éclaircir ce point devenu d’importance dans l’histoire littéraire : « L’amour n’est bon, vrai, saint, qu’autant qu’il donne et laisse à chacun l’unité de son être. Si vous m’eussiez écouté, l’être en nous restait divisé, morcelé. De vous, cela est évident, et de moi aussi. Car j’ai réfléchi depuis sur ma vie, et je comprends maintenant votre vie par la mienne, et ma vie par la vôtre. Vous m’avez fait faire en moi-même une confession qui m’a donné une grande lumière et m’explique bien des choses. Je ne suis pas un saint, comme vous dites. Mais j’ai foi que je reviendrai par vous à la sainteté, et que je reprendrai l’unité de mon être. Soyez-en sûre, vous me sauverez, parce que nous nous sauverons. » 50

Leroux a témoigné de sa volonté de ne pas scinder la vie en deux : l’une romantique, réservée à l’amour et l’autre qui relèverait de l’analyse sociologique, de la vie quotidienne et du travail. De son côté, George Sand a, pour ainsi dire, fait écho à la manière dont Leroux envisageait le rapport entre les sexes quand dans Le Marquis de Villemer, elle écrivit : « Caroline avait un grand courage et une invincible fierté. Elle aide dans son travail un savant, homme simple qui a voué sa vie à ses convictions. Doutant de lui-même, il n’aurait sans elle, ni élan ni inspiration. Aucune pensée d’amour entre eux d’abord durant des mois où, avec une confiance tranquille, une conscience pure, un désintéressement à toute épreuve, elle conçoit l’idée de se vouer à lui sans aucune réserve et pour toute sa vie… Elle avait une remarquable clarté de jugement, jointe à une faculté rare chez les femmes : l’ordre dans l’enchaînement des idées. Il se trouvait en face d’une intelligence supérieure non créatrice mais investigatrice au premier chef, précisément l’organisation dont il avait besoin pour donner l’équilibre et l’essor à sa propre intelligence… (Vient le jour où) … elle est pour lui, non une autre personne agissant à ses côtés mais son propre esprit qu’il sentait vivre en face de lui… Ils se sont identifiés l’un à l’autre au point de penser ensemble ». 51

Si Leroux est persuadé que George a dans l’âme « une immense exigence morale », de son côté, Sand voit bien la belle droiture de Leroux. Elle sait que, à la mort de son père, s’il a dû trouver un emploi d’agent de change, il l’a vite abandonné, conscient « qu’on ne pouvait gagner cet argent en restant honnête ». En pensant que Leroux est la transparence même, Sand ne se trompe pas. S’il est typographe, c’est qu’avec ce métier, il a trouvé son climat d’élection. C’est dans le creuset des imprimeries que se sont élaborées les premières véritables résistances ouvrières. Henri Mougin a eu à ce sujet, une formule heureuse : « C’est chez les imprimeurs que, par une décision commune des maîtres et des ouvriers, commence la révolution de 1830… et dans chaque journée révolutionnaire, le plomb des caractères d’imprimerie se transforme en balles de fusil ». 52 C’est cette démarche qui, non seulement a fait de Leroux un révolutionnaire mais l’a identifié à cette Révolution. Qu’il se soit toujours prononcé en faveur du pacifisme n’y change rien. En fait, tout porte à croire que, pour lui, c’est par la façon qu’a chacun de mener sa vie personnelle que la Révolution se réalisera, par ce biais là d’abord et non par les armes et la violence.

On n’en finirait pas de relever tous les témoignages que Sand a donnés de ce qu’elle doit à Pierre Leroux. Ses déclarations sont à ce point dithyrambiques qu’il est difficile de ne pas les citer toutes. C’est ainsi, qu’après avoir avoué qu’elle n’avait cherché qu’à « traduire la philosophie du maître », elle assura qu’elle n’était qu’un « pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du même idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours prêt à jeter au feu toutes ses œuvres pour écrire, penser et agir sous son inspiration ». « Avez-vous lu Consuelo, écrit-elle en 1843, il y a de biens ennuyeux chapitres, ils sont de moi. Il y a aussi des pages magnifiques, elles sont de lui ». Elle ira jusqu’à se proclamer « le vulgarisateur à la plume diligente et au cœur impressionnable qui cherche à traduire dans ses romans la philosophie du Maître » 53. En fait, George Sand n’a fait qu’accomplir la mission sociale et religieuse qui lui avait été confiée par Leroux, « ami et frère par les années, père et maître par la vertu et la science » 54.

Sainte-Beuve qui ne se doutait pas de l’importance qu’allait prendre cette amitié entre l’écrivain et le philosophe, finalement se regimbera. Il l’avouera tout net dans des lettres ou des propos qui, portés à la connaissance des intéressés, viseront d’abord à les atteindre. Pourquoi cette méchanceté gratuite à l’égard de cette bonne pâte de Leroux ? Alors, George qui, à son tour ne comprend plus, prend sa belle plume et lui écrit : « Que s’est-il donc passé pour que vous disiez de Leroux : il me le paiera ? N’est ce pas toujours le même homme ? Et vous, n’êtes-vous pas toujours le même homme ? C’est vous qui le premier m’avez prononcé le nom de Leroux et qui m’avez enthousiasmée pour Monsieur de Lamennais ; c’est à vous que je dois, après les orages dont vous m’avez aidée à sortir, d’avoir cherché ma voie dans des sentiments moins individuels et dans des hommes qui, pour moi, devenaient des idées. Je m’étais toujours souvenue du sauveur que vous aviez imaginé de me proposer. Ce sauveur, c’était Leroux et cette idée qui vous vint (je n’exagère pas, mon ami), m’a semblé depuis un éclair de génie de l’amitié; car Leroux, vous l’aviez pressenti et deviné, était l’intelligence qui pouvait suppléer aux défaillances de la mienne. Ma vie intellectuelle est composée de vous, de Monsieur de Lamennais et de Leroux ». 55 « L’éclair de génie de l’amitié » est beau. Il est surprenant, aussi, que ce soit Sainte-Beuve qui ait suscité l’expression. Il faut chercher la réponse à cette question que George lui pose, entre les lignes de la vie du critique. Le fiel de Sainte-Beuve, perceptible dans ses lettres, cache à peine le désarroi d’un être mal-aimé que révélera « l’affaire » avec Adèle Hugo. En regard de la belle cohérence de Leroux, le versatile Sainte-Beuve ne fait pas le poids. « Ce qui, plus profondément que tout, a attaché George, c’est le caractère à la fois stable et progressif des convictions de Leroux ». Cette remarque de Lacassagne est pertinente. Elle invite à imaginer George mettant en quelque sorte le philosophe à l’épreuve et lui, non seulement ne la décevant pas, mais, stimulé, affermissant de surcroît ses convictions.

Enfin, le moment est arrivé où l’un et l’autre ne sont plus dans un rapport de maître à élève, mais où l’un autant que l’autre, par affection autant que par estime, se confortent dans leur lutte et leur volonté de continuer à croire en l’Homme. Cette confiance, elle aussi, ne fait-elle pas partie de leur combat commun ? « Soyez encore plus bête et donnez quelquefois signe de vie, écrit-il à son amie. Cela me fait tant de bien que j’ai tant besoin d’un mot d’encouragement de vous, pour supporter la vie. Mais le courage de bien vivre… Ce que j’entends par “bien vivre” ce n’est pas rester pur de toute fraude et de toute vanité. Il me semble que ce n’est pas malaisé quand on est né comme cela; mais c’est de ne pas devenir injuste, misanthrope, découragé de la bonté, ennemi des hommes à la façon de notre pauvre Jean-Jacques. On voit tant de choses laides, sales, étroites, tristes, piètres, comme on dit en Gascogne, que l’on se sent parfois tout effrayé, enfin tout prêt à renier la fraternité humaine, au moins celle d’une partie de l’humanité ».

Il faut préciser encore que si George Sand a, en effet, parlé de « la terre de Leroux », elle a aussi évoqué « le ciel de Jean Reynaud », « l’univers de Leibniz » et « la charité de Lamennais ». Et puis, on peut citer aussi cette critique, celle-ci implacable, formulée par Balzac dans une lettre à Madame Hanska où il parle « du train philosophico-républico-communisco-Pierre-Lerouxico-germanico-deisto-sandique qui s’est arrêté net » 56. Balzac ironise. Mais on sait que l’auteur de La Comédie humaine ne défend pas les mêmes idéaux que Leroux, qu’il est même réactionnaire.

Enfin, on doit évoquer le texte d’Alexandrian 57 sur Leroux dans Le Socialisme Romantique, qui voit en lui le béotien de la Creuse, un autodidacte, quelqu’un sans doute au cœur grand et généreux mais qui n’eût jamais pu prétendre retenir l’attention de ses contemporains si George Sand ne l’avait formellement tenu en estime. Alexandrian utilise une formule dont on le sent content : « Il faisait des livres à George Sand comme il faisait des enfants à sa femme ». Pour ce qui est du nombre de livres, Alexandrian est encore au dessous de la Vérité. Leroux, de ses deux mariages a eu neuf enfants, tandis que les livres dont George lui serait redevable dépassent la dizaine. Alexandrian a été jusqu’à prétendre que « la plus belle œuvre de Pierre Leroux, ce ne sont pas ses livres mais George Sand dans sa meilleure période ». Mais qui peut le croire ?

 

CHAPITRE III. LE TYPOGRAPHE DONNE AUX MOTS LEUR POIDS DE PLOMB

L’histoire de ses idées, Leroux l’a vécue comme un roman et un combat. S’il y a bien eu récit et récit mouvementé, la responsabilité n’en incombe pas à Leroux. Lui n’a pas varié mais a toujours progressé sur la même voie et même avec une certaine pesanteur. Ce n’est pas un intellectuel qui fait des fioritures, peaufine de subtils échafaudages. Il va son chemin, et c’est cette lourdeur, cette force de conviction qui confère à son corps de doctrine toute sa véritable épaisseur métaphysique. Si les idées sont sources d’aventures, c’est parce qu’elles se volent, sont mises à mal et qu’il faut les défendre, parfois au prix de sa vie.

Les hommes du pouvoir manient tant les mots que c’est à se demander où ils trouvent le temps de se livrer à de si subtils ajustements ! Ces mots, on les tourne, les retourne : ils font écran. À la fin, c’est avec eux que s’assènent les plus mauvais coups portés à la Nation. Dans un premier temps, le travail de Leroux consistera à débrouiller l’écheveau, à dénoncer la supercherie. Passer au sens, c’est aussi passer à l’attaque. Ainsi, rien de tel pour atteindre un riche que de lui dire qu’il l’est. À croire qu’on l’injurie. On a donc fait mouche. C’est bien mais ce n’est pas assez. Sur la brèche du sens, Leroux ne doit pas l’être seulement avec les riches, mais aussi avec ceux qu’un moment il a cru pouvoir accompagner mais qui, sous prétexte de croire au progrès industriel, ne sont pas d’authentiques socialistes. Il s’en explique avec eux : « Pour que la formule de Saint-Simon paraisse vraie, il faut entendre par “industriels”, ceux que Saint-Simon avait en vue, c’est-à-dire les “directeurs actuels de l’industrie” a, ceux qui, sans être institués par l’État, sans missions officielles, sans grades, sans fonctions, sans titres et si je puis m’exprimer ainsi, sans épaulettes, commandent pourtant à toute l’armée industrielle. Oh ! S’il s’agit bien de ceux-là, la formule est exacte. Il est certain que les possesseurs de richesses, c’est-à-dire de produits accumulés, sont parvenus à se délivrer de l’esclavage qui pesait sur eux… Mais que ces propriétaires, ces capitalistes, ou si on veut “ces industriels” soient capables d’organiser un véritable gouvernement, c’est ce qu’au nom de la nature humaine, nous leur refusons de pouvoir faire ?… Après y avoir beaucoup réfléchi, nous ne croyons pas que l’Europe soit affranchie de l’esprit de la féodalité, que l’époque féodale soit terminée, qu’une ère nouvelle ait commencé en 1789, et autres lieux communs semblables qu’on répète à satiété depuis cinquante ans. » 58

C’est précisément cela le langage : une façon de s’en tenir strictement au sens des mots, de serrer leur signification au plus près. On ne le peut efficacement qu’en mettant sa propre vie en cause. Leroux en sait quelque chose qui écrit à partir de sa vie difficile de typographe – risquons la métaphore – qui donne aux mots leur poids de plomb.

Les saint-simoniens ont découvert le machinisme, « l’industrie », comme ils disent et voient en elle la panacée. Ils la brandissent comme un hochet et croient pouvoir tout résoudre d’un coup de baguette magique. Le percement de l’Isthme de Suez, la colonisation de l’Algérie, la construction des premières voies de chemin de fer ne leur donnent-ils pas raison ? Les saint-simoniens ne sont-ils pas les Futuristes du XIXe siècle ? Leroux, dans Malthus et les Économistes évoque ces « wagons triomphateurs » 59 dans lesquels les saint-simoniens ont même l’ambition de « parcourir la Chine ».

Mais pour lui la première de toutes les préoccupations devrait être plutôt que… la Science pour la Science, le sort de l’individu. C’est d’ailleurs cela le Pianotype. En effet, l’idée de base qui a inspiré la trouvaille est de libérer l’homme de l’emprise d’un travail inhumain. Et si, paradoxalement, c’était parce que tel était son point de départ qu’il avait échoué dans son projet ? Il n’a pas trouvé la somme nécessaire au financement d’un prototype.

Ainsi, contrairement à ce que Leroux a cru tout d’abord, les saint-simoniens n’entendent pas son langage. Ils ont trouvé leur mage. On l’appelle le « Père Enfantin ». Ils l’écoutent, ravis. Que dit le prophète du « matérialisme » dans son Livre nouveau 60, véritable évangile de la secte ? « La science de l’homme » et « la vie éternelle » se confondent et le bouleversement industriel auquel on assiste le prouve. Et si les développements de cette science renforçaient l’injustice ? Cette petite phrase, à la fin de toutes ses biographies : « Sa philosophie anima plusieurs des grandes entreprises du Second Empire », est la plus claire réponse d’Enfantin. Sans doute, Leroux lui aussi inscrit-il dans le droit fil l’un de l’autre, la science de l’homme et la vie éternelle. On peut s’en tenir à De Dieu ou de la vie considérée dans les êtres particuliers et dans l’Être universel (1842). En effet, de sa conception de Dieu, Leroux donne une définition aussi exhaustive que possible : « Toute notre connaissance des êtres particuliers repose sur un certain contact de fluides généraux de l’univers ou, en d’autres termes, n’a pas lieu sans l’intervention de la vie universelle. L’intervention de cette vie universelle, dans chaque acte de la vie des êtres, a été perçue dans tous les temps. Cette intervention est au fond de la théologie chrétienne. » 61 Votre doctrine est panthéiste, ont rétorqué les saint-simoniens. Panthéistes, c’est vous qui l’êtes, a répondu Leroux, vous qui entretenez l’injustice.

Qu’avez-vous à ergoter, ont repris en substance les saint-simoniens ? Comment ne voyez-vous pas que votre pauvre petite argumentation est balayée par le « pas napoléonien » que la Science va faire faire à l’humanité et grâce auquel, en même temps que les autres, se résoudra le problème de l’Égalité ? Si ce pas est vraiment « napoléonien », prétend Leroux, alors c’est un faux-pas. En effet, avec combien de morts pourra-t-il s’accomplir ? Autrement dit, combien de vies humaines le percement de Suez coûtera-t-il, combien la conquête de l’Algérie ? Et si vos ouvriers qui construisent les lignes de chemin de fer étaient les esclaves des temps modernes ? En dépit de ses bonnes intentions, bien qu’il l’ait prétendu, le saint-simonisme n’a pas proposé un véritable et Nouveau Christianisme. 62 Au reste, après sa mort, ses disciples devenus des hommes d’affaires importants, qui travaillaient, par exemple avec les banquiers Pereire à la création et au développement du Crédit Foncier et du Crédit Mobilier, ont travesti sa pensée. « Saint-Simon, s’il vivait encore, écrit alors Leroux, serait avec le peuple qu’il voulait régénérer. Eux, ils sont passés dans les rangs de l’aristocratie ; philosophes parvenus, ils ont crucifié la philosophie sur toutes les croix, ils l’ont accolée à toutes les chartes… ». 63 Il faut dire que cette trahison, sinon de sa pensée, du moins de ses intentions, Saint-Simon lui-même y a prêté la main. Ce n’est pas avec des intentions qu’on élabore une doctrine sociale.

Puisque le saint-simonisme n’est pas la réponse à la question qui assaille toujours l’humanité près d’un demi-siècle après la Révolution, puisque, même, il risque d’introduire une très grave confusion dans les esprits, il faut revenir à Diderot et d’Alembert avec leur Encyclopédie et poursuivre leur oeuvre. Le besoin s’en fait d’autant plus sentir, que le machinisme a déjà depuis, et très sérieusement, modifié les données de tous les problèmes.

Quand on débute une œuvre d’une telle envergure, on ne saurait être gêné aux entournures. Leroux décide donc qu’il aura sa propre revue. Il n’a jamais eu les moyens de ce qu’il a entreprend mais il est quelqu’un qui force le destin, comme si, seule, importait vraiment la volonté de réussir. Financièrement, la situation s’arrange. Si Alexandre Lachevardière, son ami d’enfance, n’a pas voulu du Pianotype, mais avec enthousiasme, il a accepté de financer L’Encyclopédie pittoresque à deux sous (Paris, 1834) 64, dont le titre témoigne que les directeurs, Pierre Leroux et Jean Reynaud, ont tout de même dû en rabattre. Ce n’est pas l’ambition qui manque et le sous-titre le prouve : « L’Encyclopédie nouvelle ou dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel, offrant le tableau des connaissances humaines du dix-neuvième siècle ». Le monde pour « deux sous » : ce n’est pas rien. « Nous avons pensé disent les directeurs de la publication, concourir autant qu’il est en notre pouvoir au perfectionnement et à l’extension de la civilisation ». Il voit trop grand, votre Leroux, dira-t-on ? Son propos, précisément, est de ramener les hommes « au point de vue de la terre ». Leroux, un nouvel Épicure ? « Ce qu’Épicure a eu de plus que la plupart de ses imitateurs anciens et modernes, c’est la sainteté avec laquelle il a fait son œuvre, s’efforçant d’instaurer le contentement de la terre d’une façon toute religieuse », 65 écrit-il. Un Épicure chrétien ? Il n’y a aucune raison pour que l’Epicurisme rejette la religion ni que « notre ciel » ne soit pas notre bon vieux ciel terrestre, que notre bonheur ne soit pas béni bien que terrestre. Le problème, et il est d’importance, et que la doctrine d’Épicure ne peut être comprise et donc adoptée, que « d’un petit nombre, choisi parmi ceux qui ont à leur disposition une portion suffisante des jouissances de la terre » 66. Si comme Épictète, Épicure avait été esclave, il n’aurait sûrement pas élaboré un tel système.

 

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre 1. Les points sur les « i » du mot Socialisme

Chapitre 2. L’amitié philosophique avec George Sand

Chapitre 3. Le typographe donne aux mots leur poids de plomb

Chapitre 4. De la Perfectibilité à la Palingénésie

Chapitre 5. Le socialisme de Leroux à l’épreuve des faits

Chapitre 6. 1848 : une Révolution pour rien ?

Chapitre 7. Londres repaire des traîtres à l’amitié

Chapitre 8. Le Retour

Annexe. Pierre Leroux, 1831. « Aux philosophes – de la situation actuelle de l’esprit humain ». La revue encyclopédique.

Bibliographie

Notes

Éditions Chryséis, 2014. ISBN : 979-10-91609-06-7 (première édition : Paris, Klincksieck, 1988. ISBN 2-252-02574-3)

 

peignot gai savoir de la mort

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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